Cet article est l’introduction de la première version du livre Cent histoires de sinogrammes
La « légende » veut qu’en l’an 1899 de notre ère, l’épigraphe Wang Yirong, atteint d’une fièvre semblable à la malaria, but un jour une boisson préparée d’une poudre blanche appelée « os de dragon ». Trouvant en ce breuvage blanchâtre quelque fragment d’os, il s’enquit de l’origine de la poudre auprès du marchand qui le lui avait vendu, lequel lui montra les fragments osseux qu’il avait entreposés. C’est alors que Wang Yirong remarqua qu’ils étaient gravés de symboles fort similaires à ceux qu’il étudiait…
(Cette légende n’a bien sûr pas d’existence dans les anciens écrits, mais son essence n’en demeure pas moins vraie.)
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Avant l’écriture ossécaille et sa découverte
⠀⠀
Avant donc que Wang Yirong ne découvrit, près du petit village de Xiaotun (小屯) — où se trouvait l’ancienne capitale des Shang qui se nommait Yin (殷) — les fragments d’os comportant des caractères ossécailles, on doutait que la dynastie des Shang (1570 à 1045 av. J.-C) fût plus qu’une légende, comme celle des Xia (夏) (2100 à 1600 av. J.-C) avant elle.
Le célèbre historien de l’époque des Hans, Sima Qian (司馬遷) qui vécut de 145 à 86 av. J.-C., avait en effet répertorié les régents de ces dynasties légendaires, mais, ne possédant pas de preuves concrètes, il s’était abstenu — en auteur très probe — de discourir à leur propos.
La découverte tout à fait fortuite, relevant de la sérendipité de Wang Yirong alors qu’il cherchait plutôt un remède à son mal, permit non seulement de confirmer l’existence de ces dynasties autrefois légendaires — car bon nombre de noms de souverains mentionnés par Sima Qian étaient inscrits en caractères ossécailles — mais aussi d’authentifier leur propagation près des rives de l’abondant et fertile fleuve Jaune, ce qui écrivit ainsi une préquelle historique aux sinogrammes.
Avant cette découverte, la plupart des lettrés et des gens pensait en effet que les sinogrammes provenaient de traces écrites gravées sur des objets en bronze, dans un style que nous appelons le « style bronze », mais celui-là relève plutôt de la dynastie des Zhou (1045 à 256 av. J.-C.), par conséquent entre 500 à 1000 ans avant les caractères ossécailles.
L’écriture ossécaille ne commençant pas soudainement à la dynastie des Xia et des Shang — puisqu’elle est de surcroît fort développée pour n’avoir été sous ces dynasties qu’à son stade embryonnaire —, on constatera qu’il existe également une proto-écriture appelée Taowen (陶文) ou Taofu (陶符), qui serait apparue plus de 1000 ans avant l’écriture ossécaille, voire plus.
Cette proto-écriture — découverte entre autres sur le site archéologique de Erlitou (二里头) en Chine — remonterait entre 2500 à 4500 ans av. J.-C., soit bien avant les Xia, mais surtout à des dates qui auraient témoigné de l’avènement de personnages légendaires de la Chine jadis.
Nous citerons par exemple Cang Jie (蒼頡) qui aurait inventé l’écriture chinoise vers 2750 av. J.-C. et l’Empereur Jaune (黃帝), qui aurait vécu de 2698 à 2598 av. J.-C., et serait le père de la civilisation chinoise. Les fondations des mythes de ces deux personnages se voient ainsi terriblement secoués par les découvertes archéologiques assez récentes concernant les pré-civilisations chinoises qui co-existaient dans le bassin du fleuve Jaune au Néolithique, telles que Jiahu (7000 à 5700 av. J.-C.), Liangzhu (3400 à 2250 av. J.-C.), Longshan (2500 à 2000 av. J.-C.), Yangshao (5000 à 3000 av. J.-C.) ou encore Dawenkou (4300 à 2500 av. J.-C.). Ces pré-civilisations chinoises néolithiques — parmi d’autres encore ! — sont considérées comme les réelles inventrices de la proto-écriture et de l’écriture ossécaille, déjà développée, qu’employa la dynastie des Shang (1570 à 1045 av. J.-C).
Notons également que l’écriture ossécaille démontrait déjà la connaissance des anciens envers le ciel et la cosmologie. Le sinogramme 彗 (« comète ») possède par exemple une forme ossécaille et était lui-même synonyme de bon augure.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀

L’essence de l’écriture ossécaille et son usage
L’écriture ossécaille était utilisée sous la dynastie des Shang (1570 à 1045 av. J.-C) pour la divination, par laquelle les hauts dignitaires posaient toutes sortes de questions pour s’enquérir des auspices concernant des événements futurs.
Un chaman — souvent une femme comme en témoignent de nombreux textes et sinogrammes — pouvant communiquer avec les dieux, employait comme support divinatoire des omoplates de bœufs ou encore des carapaces de tortues¹ sur lesquelles il —ou elle — gravait des inscriptions très éloignées de celles que l’on connaît à présent. Ces inscriptions donnaient tout d’abord la date et le nom du chaman et éventuellement le nom du demandeur, puis le sujet de la question divine.
On perçait ensuite l’os employé de petits trous — un petit trou rond puis un autre plus profond juste à côté —, puis, on le chauffait à l’aide d’un tison ou sur le feu — probablement engendré par des plantes encore utilisées en moxibustion dont on observe parfois les points de brûlage sur les os — pour qu’y apparaissent des craquelures qui étaient interprétées comme de bon ou mauvais augure.
(Notons par la même occasion que le sinogramme卜 (« divination ») représentait le (grand) bruit que faisait l’os d’animal en se craquelant en deux parties, une grande et une petite. Le sujet de la divination était auspicieux si la craquelure prenait cette forme de 卜.)
En fonction de la direction de la craquelure, celui qui demandait audience aux maintes divinités anciennes — il était par ailleurs le plus fréquent que le souverain demandât lui-même cette aide divine lors d’évènements importants — pouvait comprendre s’il était auspicieux (吉) ou omineux (凶) d’entreprendre tel ou tel projet tout à fait commun ou de plus grande ampleur. (Notons que ces deux sinogrammes sont toujours employés dans les temples et autres pratiques religieuses pour parler de bon ou mauvais augure.)
Une grande créance était accordée à cette pratique divinatoire à laquelle on semblait presque tout demander : issue des rituels sacrificiels — humains ou animaux pour apaiser les dieux si un résultat était omineux (凶) —, victoire ou défaite à la guerre, chasses, récoltes, climat, guérison d’une maladie, recherche de la bonne fortune, expédition lointaine, mais aussi pluies et sécheresses.
Le bœuf étant une possession précieuse pour un ancien Chinois et les tortues n’étant point monnaie courante, il est fort possible que ces pratiques divinatoires aient été plutôt commissionnées par des personnes de pouvoir, telles que des souverains comme précédemment mentionné.
¹ Rappelons ici l’importance et le symbolisme de la tortue dans la culture sinogrammique, qui était un symbole de bon augure — d’où son emploi en divination — mais aussi de longévité, surtout lorsque l’on sait que certaines tortues peuvent vivre jusqu’à 100 ans.
La tortue était par surcroît l’un des quatre animaux sacrés (四靈) avec le phénix (鳳), le dragon (龍), le tigre (虎) et par après la licorne (麟 ou 麐), tous symboles de bon augure et de prospérité.
Le plastron plat (ou le ventre) de la tortue symbolisait la Terre telle que représentée dans le monde ancien, soit entièrement plate ; et sa carapace bombée semblait comme la voûte céleste, soit le ciel.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Les sites archéologiques à notre époque
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
À présent le site de Yinxu (殷墟) — littéralement « ruines de Yin », ancienne capitale des Shang —,
province du Henan (河南),
ville-préfecture d’Anyang (安阳市), petit village de Xiaotun (小屯) constitue le site le plus important dans l’étude de ces écritures
ossécailles, avec 100 000 à 150 000 fragments déterrés, parmi lesquels 4500-5000
comportant des écritures, dont 1500 ont été élucidés. Ce qui signifie que
l’étude des caractères ossécailles ne fait que commencer (ou bien se trouve
être très limitée car la plupart des caractères existant n’étant que des noms
de chamans, hauts dignitaires ou encore lieux et dates de divination).
Rappelons qu’avant la découverte majeure de ces fragments d’os comportant
lesdites écritures ossécailles, les populations locales de Xiaotun avaient tout
à fait conscience de leur existence tout en ignorant leur importance ; et
les utilisaient ainsi sous le nom d’os de dragon (龍骨), comme cité précédemment, en tant que remède
médical, en prenant auparavant bien soin de gratter les écritures avant de les
réduire à l’état de poudre.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀

⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Après l’écriture ossécaille
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Les lettres et les mœurs sont bien souvent emportés par les vicissitudes du
temps et de l’histoire, et l’écriture chinoise ne fait pas exception.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
La dynastie des Shang (商) (1570 à 1045 av. J.-C) — principaux adeptes de cette
ancestrale écriture —, utilisait, comme nous l’avons vu, l’écriture ossécaille
pour ses rituels divinatoires et sacrificiels, mais ce ne fut pas le cas des dynasties
suivantes.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
La dynastie des Zhou (周) (1045 à 256 av. J.-C.) — ou du moins quelques personnes de haut rang
de cette période — fit graver des formes archaïques de l’écriture chinoise sur
des objets rituels, ou encore des chaudrons en bronze, dans un style que l’on
nomma « style bronze (金文) ».
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
La période des Printemps et Automnes (春秋) (771 à 256 av. J.-C.) nous vit assister — avec le style sigillaire du Grand
Sceau (大篆) — à une
grande débâcle de l’écriture et à la formation de nombreuses variantes de sinogrammes,
mais qui étaient parfois tout à fait remarquables car fort semblables au style
ossécaille !
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
On écrit, à la période des Royaumes combattants (戰國) (du Ve siècle av. J-.C- à la dynastie
Qin) principalement sur de la soie ou des lamelles de bambou (簡帛 ou 竹帛) ou de bois, des
matériaux fort peu durables. Ces lamelles en bambou ou bois sont par ailleurs
très probablement à l’origine du sens de l’écriture chinoise (de haut en bas et
de droite à gauche).
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Les Hans (漢朝) (206 av.
J.-C. à 9 de notre ère, puis de 23 à 220) puis avant eux l’Empereur totalitaire
Qin Shi Huang Di (秦始皇帝) (221 à 206
av. J.-C.) et sa dynastie Qin (秦朝) unifièrent l’écriture au IIe siècle av. J-.C. par l’invention du style
Petit Sceau (小篆). C’est pour
cela que le mot « sinogramme » s’écrit « 漢字 », soit « sinogramme »
(字) des « Hans »
(漢).
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Nous utilisons à notre époque le style régulier (楷書).
L’écriture de chancellerie (隷書), (forme simplifiée de l’écriture petit sceau), l’écriture cursive (草書) (dérivée de
l’écriture de chancellerie), et l’écriture semi-cursive (行書) étant plutôt
réservées à la calligraphie.
Bronze des Zhou Annales de bambou
⠀⠀⠀⠀⠀⠀
L’écriture ossécaille à notre époque
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
En remontant à l’année de sa découverte, l’écriture ossécaille n’existe réellement dans nos esprits que depuis quelque 120 ans, et se trouve être de ce fait très récente pour l’une des formes les plus archaïques des sinogrammes.
Elle a en effet été découverte en 1899 mais après cela, l’histoire n’étant alors pas favorable à l’étude — c’était alors le temps des révolutions et de la chute de la dernière dynastie chinoise — cette écriture n’a été exhumée réellement puis examinée que dans les années 1920 et 1930.
Il se trouve aussi que très peu d’importance a été accordée à cette forme d’écriture car elle n’est pas matière enseignée à l’école et nos professeurs — et leurs professeurs avant eux — n’ont pas considéré assez son importance car ils méconnaissaient simplement ces sinogrammes archaïques.
Or, à notre siècle, des progrès et découvertes considérables ont été réalisés à propos de l’écriture ossécaille, dont l’existence permet de comprendre toute l’évolution et le sens de nombreux sinogrammes.
En tant qu’apprenants — mais aussi natifs — nous écrivons souvent les sinogrammes comme l’académisme des lettrés l’a toujours voulu : c’est la main et le cerveau qui s’en souviennent à force de nombreuses heures passées à les écrire sans contexte aucun.
Cet apprentissage dénué de sens peut maintenant être presque tout à fait obvié ; car l’écriture ossécaille permet non seulement de comprendre l’évolution des sinogrammes et leur étymologie, mais parfois d’en comprendre chaque trait ainsi que chaque changement et erreur dus aux mésinterprétations ou autres changements brusques survenus au fil du temps. Cela représente ainsi une aide considérable pour les nouveaux apprenants et les autres plus chevronnés qui apprennent les sinogrammes ou cherchent à les comprendre.
Qui eût cru par exemple que le sinogramme 虹 (« arc-en-ciel ») était une aberration phonétique produite par la style sigillaire et ignorant complètement la forme ossécaille représentant, elle, un arc-en-ciel ; ou encore que 萬 | 万 (« dix mille ») représentait un scorpion en style ossécaille ; ou même que 中 (« centre ; milieu ») représentait autrefois un pavillon de guerre dont le sens a dérivé.
Des centaines d’histoires qui remontent aux origines des sinogrammes — pour ainsi conforter la compréhension que nous en avons — nous attendent.
Les voir et les comprendre c’est saisir presque intégralement ce que l’on écrit à présent en chinois, japonais et coréen, soit accéder à des clefs majeures qui n’existent que depuis notre époque.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Pour effectuer vos propres recherches, l’écriture ossécaille s’appelle :
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
甲骨文 [jiǎgǔwén] ou (ㄐ—ㄚˇ ㄍㄨˇ ㄨㄣˊ) en chinois ;
갑골문 (甲骨文) en coréen ;
甲骨文字 (こうこつもじ) ou 甲骨文 (こうこつぶん) en japonais
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀
Mais attention les sources japonaises sont malheureusement très peu fiables et souvent pleines d’élucubrations basées sur la forme des sinogrammes au style sigillaire soit près de 1000 ans après l’écriture ossécaille.
Voici des sources de qualité pour en apprendre davantage :
Keisen
🇯🇵🇰🇷🇨🇳🇰🇵🇲🇴🇭🇰🇸🇬🇲🇾🇹🇼
🦊 À bientôt sur NicoDico ! 🦊
Si vous aimez NicoDico et ses pages, pensez à le soutenir sur Tipeee.
Commentaire
[…] de la langue.Cela permit à l’auteur, muni d’un petit livre pour apprendre les kanjis — sinogrammes (ou ici) que l’on nomme kanjis au Japon —, d’en apprendre près de 1500 en une année et […]