Des origines du japonais
De terre en fer
Notre histoire remonte à plus de 30 000 ans, lorsque les premiers ancêtres des Japonais contemporains franchirent les eaux depuis les confins de la Sibérie ; celles-ci étaient pour la plupart emprisonnées par les glaces, et créaient ainsi un accès jusqu’à la grande île septentrionale du Japon : Hokkaïdô (appelée autrefois Ezo). Nous appellerons ces hommes du passé, hommes de Jômon, dont le nom provient de la poterie qu’ils fabriquaient entièrement à la main — la plus ancienne trace remontant à 12 700 ans avant notre ère — à l’aide de cordes laissant des sillons décoratifs de cette forme avant cuisson : si nous regardons les sinogrammes (kanjis) de ce mot Jômon (縄文), nous avons en effet la corde 縄 et la lettre / le motif 文.
Ces hommes et femmes avaient probablement suivi les traces de la mégafaune d’antan qui a maintenant disparu, dont nous citerons le mégacéros (gigantesque cerf), le rhinocéros et le mammouth laineux ou encore le tigre à dents de sabre. (La disparition de cette faune démesurée pour un contemporain étant probablement causée par le réchauffement climatique — donc une inadaptation au climat — survenant après la dernière glaciation de Würm vers la fin du Paléolithique — 12 000 avant notre ère — et d’une possible chasse excessive par l’homme. Ce réchauffement climatique éleva le niveau des eaux de près de six mètres et isola également le Japon du reste du monde.)
Les hommes de Jômon, habiles chasseurs-cueilleurs-pêcheurs, exploitèrent abondamment la nature jadis foisonnante du Japon constituée de grandes forêts, de sources d’eau montagneuse ou encore de vastes toundras : le pays offrait en effet une telle abondance de noix (noisettes, marrons, glands et noix), de baies, de fruits, de graines, de racines, de gibier (ours, cerf, sanglier, renard, écureuil volant et petits mammifères) mais aussi de produits de la mer (coquillages, dorades, baleines et phoques) que l’agriculture ne sembla guère nécessaire. Leur alimentation s’agrémentait parfois d’alcool de sureau japonais, dont ils cueillaient les petits fruits rougeâtres — ainsi que d’autres baies comme les framboises, les kïwais ou autres mûres — pour les transformer en jus fermenté. (Ce jus néolithique surprenant nous est attesté par le site de Sannai-Maruyama et les anciennes chrysalides de drosophiles rassemblées près (des pots) de cette boisson fermentée.)
Les amas coquillers (貝塚 | かいづか) — des piles de déchets du Néolithique situées près des lacs et rivières et contenant des os (humains et animaux), arêtes de poissons et poteries, — témoignent du régime alimentaire des hommes de Jômon ainsi que de leurs us et coutumes. Ces derniers nous indiquent également la sédentarisation de ces hommes, et donc la formation de villages, depuis près de 7000 ans.
(Ces monticules de coquillages ont également permis de détrôner le mythe de l’inébranlable Royaume de Dangun dans la péninsule coréenne en montrant une préquelle historique évidente !)
Les hommes de Jômon découvrirent que la terre qui les avait accueillis était parfois trémulante parfois bouillonnante de par sa position bien engoncée dans la ceinture de feu du Pacifique ; ils admirèrent ses hautes montagnes, et son soleil levant à une heure très précoce de la matinée, qui leur fit sûrement penser qu’ils demeuraient devers les bords de ce grand astre (c’est probablement l’origine du nom du Japon « soleil levant (日本) ») ; ils vouèrent même un culte à cette nature si abondante et dépassant leur entendement de simple (mais point sot) homme du Néolithique, en décelant un dieu en chaque manifestation naturelle de ce pays grandiose, ce qui est fort probablement l’origine de la croyance shintoïste. Ce culte de la nature expliquerait également la position des sanctuaires shintoïstes près des littoraux, des montagnes, des forêts, mais aussi au sein de ces lieux sylvestres, tous bien gardés par maintes divinités de ladite croyance.
Les hommes de Jômon donnèrent probablement son nom au chien Shiba car, selon certaines analyses ADN, le Shiba-ken (柴犬) (chien shiba) serait un descendant du chien de Jômon — probablement arrivé sur l’archipel au Paléolithique avec ces hommes — et d’une autre race provenant par la suite de la péninsule coréenne. Ce chien à la belle robe beige et blanche accompagnait alors les hommes à la chasse pour attraper des blaireaux et autres renards. Le mot 柴 (しば | shiba) désignant une forêt mixte ou son bois, le shiba tiendrait son nom des forêts montagneuses du plateau central du Japon où il aidait les hommes de Jômon à chasser, ou encore de sa ressemblance avec le bois de ces forêts, d’où très probablement l’ancienne origine du mot « chien » en aïnu qui se dit « shita ou seta | シタ ou セタ », auquel on observera une très probable dérivation phonétique. Les hommes de Jômon inhumaient même leurs compagnons canins lorsqu’ils trépassaient.
Vers la fin du Néolithique (1000 à 300 ans avant notre ère), les hommes de Jômon s’étaient d’ores et déjà propagés sur la plupart de l’archipel japonais et probablement même rendus sur les îles méridionales des Ryûkyûs comprenant l’île d’Okinawa, en découpant d’une pièce dans un tronc d’arbre des embarcations primitives, fort semblables à des sortes de pirogues (丸木舟).
Du fer à l’exode
Leur paisible règne de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs, potiers et adorateurs de la nature se brisa lorsque les hommes de Yayoï (弥生), des immigrants pacifiques de la péninsule coréenne, débarquèrent vers cette même fin du Néolithique, fort probablement de l’ancien Royaume (mythique) de Gojoseon (고조선) — mais plus probablement de la culture néolithique de Mumun (민무토기) (1500 à 300 avant notre ère) — , puis de Koguryeo (고구려), Shilla (신라) et Baekje (백제), les deux derniers ayant exercé une grande influence sur le Japon en lui transmettant très probablement les sinogrammes et le bouddhisme. Ce nom de Yayoï provient du quartier de Tôkyô de même nom où l’on déterra en 1884, une poterie représentative de cette période enfouie dans un amas coquiller.
(Certains sites paléobotaniques japonais parlent même de contacts voire échanges commerciaux sporadiques remontant à 900 ans avant notre ère, entre des hommes du Néolithique coréen et les hommes de Jômon, car ceux-là montraient en quelques endroits une culture éparse du millet, du riz, et de l’orge, plantes domestiquées en Chine et transmises à la péninsule coréenne vers 2000 ans avant notre ère. L’homme de Jômon étant alors auto-suffisant sur son archipel depuis 8000 ans, il ne fit probablement que peu de chose de ces cultures nouvelles. Cette autarcie involontaire et cette probable réticence face au changement, dues en partie au destin, demeurent profondément enracinées dans l’esprit des Japonais qui se souhaitent sustenter principalement des ressources de l’archipel et sont demeurés longtemps isolés du monde ancien et moderne.)
Les étrangers de Yayoï, probablement les premiers à pénétrer dans la péninsule japonaise via le nord de l’île de Kyûshû — que les anciens Chinois dénommaient « pays des Wa (倭國) » ou encore « pays de Yamataï » (邪馬臺國) dans le « Livre des Hans postérieurs » (後漢書) et les « Mémoires historiques » (史記) — apportèrent la culture du riz, la métallurgie — l’âge du bronze sur la péninsule coréenne ayant débuté vers 1000 puis l’âge du fer vers 300 avant notre ère — , un nouveau type de poterie (au tour de potier) , le tissage de la soie (transmis par la Chine des Hans) mais aussi très probablement les sinogrammes sous leur forme sigillaire (篆書) vers le IIe à IIIe siècle de notre ère. Ces vagues appellations de noms japonais transcrits phonétiquement en sinogrammes par les Chinois semblent ainsi se référer aux endroits habités autrefois par les hommes de Jômon qui virent débarquer par les eaux ces étrangers sino-coréanisants. Il faudra également noter que les eaux moins élevées qu’à notre époque réduisaient la distance navigable entre la péninsule coréenne et le Japon, d’où un accès probablement plus aisé vers le mythique pays des Wa. Ce pays des Wa semblait dirigé par une impératrice-shaman légendaire du nom de Himiko, pratiquant la divination sur carapace de tortue et contrôlant son peuple de la sorte. Cela ne vous rappelle rien ? (cf. article sur l’écriture ossécaille)
(Nous consacrerons un article au pays des Wa et à Yamataï dû à leurs descriptions et attributs culturels des plus intéressants.)
Avant l’arrivée des hommes de Yayoï, les hommes de Jômon véhiculaient leur langue à l’oral, et ne possédaient pas de système d’écriture à proprement parler — cette transmission orale est à rapprocher de celles des hommes du Néolithique de la péninsule coréenne avant l’arrivée des sinogrammes —, ce qui surprit les observateurs chinois ; car leurs anciennes descriptions dans les livres précédemment cités mentionnent que les hommes de Jômon gravaient des symboles dans l’écorce des arbres ou bien nouaient des cordes entre elles pour se rappeler certaines choses. La dernière méthode, impliquant l’usage d’une corde, ayant été employée jusqu’à la fin du siècle dernier à Okinawa dans un but purement utilitaire : calculer les quantités de grain.
C’est ainsi que les hommes de Jômon, êtres forts croyants en l’existence de dieux immanents à toute chose de leur Japon adoptif, se tatouant le corps en fonction de leur statut — encore une fois selon les descriptions chinoises et prouvé à notre époque —, plongeant dans les eaux des côtes japonaises pour se sustenter — fait prouvé archéologiquement également par l’excroissance d’un os dans l’oreille des hommes de Jômon, phénomène de plongeur —, rencontrèrent l’homme de Yayoï, une destinée qui provoqua un choc culturel des plus grands. Cette rencontre ethnique forma pied à pied un creuset historique, mêlant très probablement les ancêtres de la langue coréenne et japonaise pour fondre, au fil de six à sept siècles, la langue japonaise d’époque, dite de « Yamato ».
(Nous observerons cependant que le coréen véhiculé par les hommes de Yayoï (proto-coréen) était probablement fort différent de la langue parlée par les royaumes postérieurs de Baekje et Shilla, d’où parfois le peu de ressemblance avec la langue archaïque de ces royaumes. Cela est aussi dû au morcellement ancien de la péninsule coréenne en plusieurs petits territoires qu’on observés les archives chinoises sus-mentionnées.) Il y eut à cette rencontre fatidique de nombreuses conséquences linguistiques comme la mixtion des mots de Jômon à ceux des Yayoï, ainsi qu’anatomiques sur le squelette des Japonais issu dès lors des deux ethnies : l’homme de Jômon était de fort petite taille (1m50 à 1m60 en moyenne) contrairement à son homologue étranger de Yayoï.
Les hommes de Jômon semblèrent presque intégralement assimilés par cette puissante culture de Yayoï qui connaissait la métallurgie depuis près de 1000 ans, se montra par la suite plutôt bien versée dans les lettres par les sinogrammes et le bouddhisme, et pratiquait également l’agriculture (riz, millet, orge et blé), souvent synonyme de puissance dans l’histoire humaine.
Des hommes de Jômon aux Aïnus
Vers les terres ancestrales
Les hommes de Jômon se virent ainsi absorbés par ce tourbillon culturel étranger qui engloutit une grande partie de leur archipel, et anéantit possiblement la majeure partie de la culture Jômon. Le Japon des premiers empereurs se sinisa fortement en suite de cela, en se calquant sur le pouvoir et les mœurs chinois des Tang (618 à 907), mais aussi sous l’influence des immigrants coréens, notamment des puissants royaumes de Koguryeo (-37 à 668), Baekje (-18 à 660 de notre ère) et de Shilla (-57 à 935 de notre ère) ; et les derniers hommes de Jômon ainsi que leurs diverses ramifications ethniques — ils s’étaient en effet propagés, durant 10 000 ans de Néolithique, sur tout l’archipel du nord au sud — se retranchèrent dans les parties septentrionales du Japon.
C’est notamment à Hokkaïdô et dans les préfectures d’Aomori et Akita, les plus aboutées de l’île principale de Honshû, qu’ont subsisté jusqu’à notre époque les derniers survivants des civilisations Jômon, que nous appellerons désormais Aïnus (ou Aïnous), de culture Satsumon (500 à 1200 de notre ère) (擦文文化). Ce mot « aïnu » provient du vocable ancestral de cette ethnie « aynu » qui signifie « homme » (opposé aux dieux et choses de la nature) ; et « satsumon » provient des poteries représentatives de cette culture dont les hommes grattaient (擦) leurs créations à l’aide de spatules en bois pour obtenir des motifs (文).
Lorsque le Japon assimila les divers us et coutumes de la Chine — le plus souvent via la Corée de Baekje ou de Shilla —, il japonisa certains d’entre eux comme le thé ou encore le hanami — observation des cerisiers en fleurs —, et tendit alors à considérer les civilisations autres que purement « japonaises » ou de « Yamato » — nom du pouvoir du IIIe au IXe siècle de notre ère — comme barbares, tels que les hommes de Jômon, puis les Aïnus que nous connaissons à notre époque. Les Japonais des Yamato souhaitant étendre leur emprise sur toutes les terres du Japon, ils remontèrent des contrées de Yamato — ville de Nara actuelle puis de Kyôto — vers le centre puis le nord de l’île de Honshû. C’est à cette période charnière que l’homme de Jômon abandonne la plupart de ses outils en pierre pour le fer dont il a appris l’usage par les Japonais de Yamato — qui l’avaient eux-mêmes appris des très habiles forgerons coréens — demeurant sur l’île de Honshû, tout en ne cessant cependant de chasser et pêcher, et d’habiter dans le foyer traditionnel semi-enterré du Néolithique.
Les Aïnus, tels que nous les connaissons désormais ont leur existence attestée depuis le XIIIe ou le XVe siècle dans les archives japonaises, soit vers l’époque de Kamakura. Ils avaient progressivement abandonné certaines manières de vivre de l’époque de Jômon comme la maison semi-enterrée s’articulant autour d’un foyer ; mais aussi toute forme de poterie néolithique ou bien d’outils en pierre. On observe cependant que la chasse et la pêche se maintiennent, au moyen de flèches et d’arcs, mais aussi de harpons et d’hameçons.
Au fil des siècles suivants, les Aïnus, devenus des marchands des produits de leurs contrées, commercèrent avec des Japonais d’îles proches, puis avec les Russes ; ils subirent de terribles persécutions de la part des Empereurs japonais (époques Heian, Kamakura et Édo) les considérant comme barbares et les souhaitant japoniser ; ils durent guerroyer plusieurs fois contre les Daimyôs (seigneurs féodaux) pour se protéger ; ils endurèrent également de véhémentes répressions (linguistiques et culturelles) de la part des impérialistes de l’époque Meiji (1868 à 1912), période pendant laquelle la population aïnue baissa drastiquement, mais aussi du gouvernement d’avant et après-guerre ou encore de certains chercheurs japonais qui cherchent à asseoir à tout prix le mythe de la pureté japonaise et de son origine céleste, comme si les Japonais fussent issus de deux êtres de race pure et divine. (Nous connaissons aussi bien cette histoire facile et obscurantiste dans nos contrées.)
Ce mythe provient du plus ancien écrit rédigé en manyôgana — système phonétique permettant d’écrire le japonais en sinogrammes (kanjis) —, le kojiki (720 de notre ère) selon lequel Izanami et Izanagi, les dieux fondateurs du Japon, missionnés par le panthéon japonais, auraient engendré l’archipel japonais de leur union autour d’une lance magique. Toute trace écrite du Japon rédigée par un Japonais remontant à ce kojiki — que les légendes fondatrices du peuple aïnus semblent avoir fort bien influencé ! — , il s’avéra extrêmement aisé pour les Empereurs japonais de Yamato et leur cour de lettrés de légitimer le pouvoir et de déguiser l’histoire sous le voile d’un Japon « pur » au peuple de même acabit. Les impérialistes de Meiji usèrent de la même stratégie pour masquer les origines coréennes des Japonais de Yamato — qui plus est souvent de sang impérial ! — et ainsi octroyer plein crédit à l’annexion de la péninsule coréenne pendant plus de 40 ans.
Les Aïnus, derniers descendants de Jômon
Du retranchement culturel
Revenons à présent aux Aïnus, reclus depuis près d’un millénaire dans le nord du Japon.
Ceux-ci possèdent un teint assez basané, sont d’assez grande taille — probablement issue du mélange Yayoï et Jômon — mais apparaissent surtout très poilus, pilosité que l’on associera probablement à leur origine mongole et turque du Paléothique ou encore à une réaction physiologique pour protéger la peau du froid ; ils se distinguent en de nombreux points des Japonais dits « purs » — mélangés entre les hommes de Jômon et de Yayoï —, et furent ainsi forcés, par leur différence et caractère barbare, de se retrancher peu à peu dans les terres septentrionales de leurs ancêtres de Jômon.
Les femmes aïnues possèdent traditionnellement des tatouages noirs autour de la bouche semblant quelque moustache ou barbe ; et les hommes entretiennent une longue barbe et moustache, dont la pilosité contraste fortement avec celle des Japonais actuels. Ils se vêt(ai)ent traditionnellement de peaux de bêtes (rêne, ours, voire peau de saumon pour les chaussures), de plumages (macareux) et d’autres accoutrements anciens en écorce d’arbre (orme, tilleul) ou de fibres végétales tissés à l’aide d’aiguilles en os d’animaux, à l’instar de l’homme de Jômon.
Issues de commerces fructueux avec la Chine, les Aïnus possèdent également des soieries fort endimanchantes utilisées pour leurs rites ; ils ont également appris des Japonais de Yamato le filage et tissage du coton pour leurs parures.
Tout comme les hommes de Jômon, les Aïnus respectent les quatre saisons et se nourriss(ai)ent de ce dont leur fournit la nature : baies, légumes de montagne, etc. Ils chass(ai)ent également — à la flèche empoisonnée ! — l’ours (tout en lui vouant un culte), le cerf, le tanuki, l’écureuil ou encore le lapin, mais aussi de petits oiseaux comme le geai. Leur habitat en proximité des littoraux et autres rivières en bordure de montagne — étudiées par leurs ancêtres pour être dépourvues de dangers liés aux raz-de-marée — , leur fournit également maints crustacés et poissons tout le long de l’an.
En revanche, contrairement aux hommes de Jômon, les Aïnus pratiquent beaucoup plus l’agriculture comme celle du millet japonais (稗) ou millet (des oiseaux) (粟), pour en préparer un gruau agrémenté de sel ou de graisse animale. Ils pratiquent aussi la cueillette de plantes dont ils laissent la racine afin de pouvoir la récolter à nouveau l’année suivante, en grand respect de la nature.
Vous serez maintenant surpris d’apprendre que les Aïnus maintiennent la tradition du tatouage qui se pratiquait à l’époque Jômon, et affiche le statut d’un homme et la nubilité d’une femme en fonction de la place occupée par l’encre sur le corps.
Ce peuple voue également un culte animiste à l’ours brun — endémique du nord du Japon — qu’il élève comme un prince pour le sacrifier et manger avant qu’il ne grandisse trop, au bout de deux ans. Le mot « kamui (dieu) » signifie également « ours » en langue aïnue, et on lui dédie de ce fait des danses traditionnelles lors du festival de l’ours. L’ours brun ayant toujours été présent sur les terres nordiques de l’archipel que foulèrent les hommes du Paléolithique, on comprendra la révérence certaine envers cet animal puissant, et qui perdure encore à présent.
On retrouve également une ouverture divine dans les maisons traditionnelles Chise — installées dans des hameaux appelés Kotan et organisés en quelques chaumines et un chef des lieux, et situées près des rivages et montagnes — , qui dévisage l’amont d’une rivière, permettant ainsi à l’esprit-ours d’entrer ou de quitter les lieux à son gré. Cette relation animiste avec la nature depuis le Néolithique se perçoit également dans l’interprétation des phénomènes terrestres dus à la position géologique du Japon : les Aïnus pensaient que les séismes et raz-de-marée (tsunami) qui frappent assez souvent l’archipel étaient provoqués par une divinité (kamuy) malveillante. On retrouve par ailleurs dans les légendes orales aïnues quelques manifestations de la nature sous forme divine, telles que dans la légende de Yukra, dont les protagonistes, des dieux de la faune et de la flore, narrent avec un ton répété leurs aventures dans le monde des humains et le royaume des dieux. On conte également des histoires de renards et d’ours et autres récits chevaleresques.
Ce n’est que récemment que les Aïnus bénéficient d’une reconnaissance gouvernementale pour promouvoir leur culture et garder leurs terres (respectivement 1997 et 2008).
(Certains descendants de l’homme de Jômon ou des branches annexes des Aïnus, tels que les trappeurs matagis (マタギ), de la préfecture d’Aomori (nord du Japon), possédaient de nombreuses croyances et divers rites, et demeuraient dans des hameaux éloignés de la civilisation — car parfois piégés par la neige abondante en hiver —, et cela au moins depuis l’époque d’Édo (1602 à 1868). Ils chassaient l’ours brun et le cerf en s’aventurant dans les montagnes et y demeuraient parfois la nuit, cela surtout car le foie d’ours (et sa bile) était pour eux un remède de premier ordre. (Le mot aïnu « ninke » signifiant foie d’ours, en témoigne).
Ces trappeurs ont maintenant cessé leurs activités de chasse, mais habitent toujours des régions retirées et montagneuses du nord du Japon (préfecture d’Akita), où ils vivent en communion avec la nature.)
Il existe présentement encore 25 à 30 000 Aïnus sur l’île d’Hokkaïdô qui vivent au sein de communautés autogérées — mais au total près de 200 000 à travers l’archipel dont la plupart ignore ses origines anciennes à cause des assimilations forcées de l’époque Meiji ! —, mais la reconnaissance globale et son association avec l’homme de Jômon semblent encore discréditer la légitimité du mythe japonais, car nombreuses sont les sources japonaises qui débutent le récit de l’histoire des Aïnus si tardivement qu’au XVe voire XVIIe siècle !
Nous pouvons également observer qu’en 1869 les Japonais de l’époque Meiji ont tenté d’effacer l’existence des Aïnus en changeant en Hokkaïdô (北海道) le nom ancien aïnu de Ezo (蝦夷) qui désignait ce berceau de leur civilisation depuis le Néolithique. Cette appellation ancienne s’est en revanche maintenue dans les noms de nombreux animaux endémiques du nord comme le cerf ezo-jika (エゾジカ), l’écureuil ezo-risu (エゾリス), l’écureuil volant ezo-momonga (エゾモモンガ), le Pika du Nord (Northern Pika) ezo-nakiusagi (エゾナキウサギ) ou encore la belette ezo-itachi (エゾイタチ).
De l’influence linguistique sur le japonais actuel
Comme vous l’aurez compris tout le long du texte, les données linguistiques écrites japonaises ne surviennent qu’après l’arrivée des sinogrammes par le biais des immigrants de la péninsule coréenne, soit tardivement vers le V-VIIe siècle de notre ère puis l’invention des kanas au X-XIe siècle ; avant cela, il nous faut nous baser sur des sources écrites chinoises probablement maintes fois relayées et diluées de leur essence pour obtenir une description du Japon des hommes de Jômon ; il n’existe ainsi pas de renseignements sur la langue des hommes de Jômon et sa sonorité exacte, mais on sait qu’elle a bel et bien existé car ces hommes du Néolithique semblaient pratiquer entre eux l’échange de techniques liées à la poterie ou bien se troquer des pierres précieuses comme l’obsidienne — celles-ci, provenant entre autres du mont Aso à Kyûshû, semblent également indiquer d’éventuels échanges maritimes avec la péninsule coréenne avant l’arrivée des hommes de Yayoï — , le jade ou encore l’ambre, toutes rapportées de diverses îles du Japon via les pirogues taillées d’un tronc d’arbre.
Nous pourrons également songer aux mystérieuses statuettes en terre cuite dogû (土偶) — littéralement « idole »(偶) de « terre » (土) —, dont l’usage nous est inconnu mais semble induire quelque sorte de rituel ou la vénération d’une déesse ou shamane. (Cela ne vous rappelle-t-il pas la légendaire Himiko citée plus haut ?). Les formes de ces reliques s’uniformisant vers le milieu de l’époque Jômon, on pensera à une probable centralisation partielle d’une forme de pouvoir en villages et leur chef — accompagnée d’un réchauffement climatique progressif la favorisant — , nécessitant de ce fait quelques moyens pratiques pour charroyer ordres et paroles.
L’existence de cette langue nous est également attestée par leurs descendants, les Aïnus, dont certains mots demeurent ancrés dans le vocabulaire de la langue japonaise contemporaine, et toujours en accordance avec la nature qui a entouré leurs ancêtres depuis le Paléolithique ; ils nous sont de plus parfois parvenus avec un moindre changement phonétique.
Il est néanmoins tout à fait regrettable d’observer que les hommes de Jômon puis les Aïnus n’aient guère inventé d’alphabet, syllabaires, signes ou symboles qui leur eussent été propres, d’où l’écriture des mots aïnus en alphabet latin (romaji) ou phonétique japonaise (katakana).
Les locuteurs natifs de la langue à l’heure actuelle s’avèrent par ailleurs fort peu nombreux, car on en recenserait pas plus d’une dizaine ; aussi les Aïnus communiquent-ils en général en japonais, et prient-ils les dieux (kamuy) en langue ancestrale.
On observera en filigrane de ces mots anciens, la culture néolithique de Jômon qui subsiste partiellement chez les Aïnus et sa proximité de la nature ; mais nous pourrons avant toute chose remercier le destin qui a empêché la langue des hommes de Yayoï de dévorer tous les vocables du lexique le plus ancien mais le plus réfuté de la langue japonaise.
Heureusement, depuis les années 60, un renouveau de la culture aïnue s’opère, à l’aide de nombreux sites, quelques dictionnaires, et des enregistrements vocaux (cf. lien du musée de Biratori).
Des mots séculaires
Nous observerons ci-dessous, des mots aïnus directement liés aux mots japonais actuels ; et plus loin, d’autres mots, nécessitant quelques explications auxiliaires, car pouvant probablement avoir dérivé d’un mot ancien de l’époque de Jômon.
Constatez par vous-mêmes les similitudes (linguistiques et culturelles) :
rakko (ラッコ) ➡ ラッコ (海獺)
➡ loutre de mer (endémique à Hokkaïdô)
sita (シタ) ou seta (セタ) ➡ 犬(柴犬 (しばいぬ)
➡ chien (plus précisément le shiba (voir son histoire plus haut))
sapporo (サッポロ) ➡ サッポロ (札幌)
➡ Sapporo (le nom de la ville la plus importante de Hokkaïdô est aïnu, signifiant littéralement « grande rivière sèche ».)
(De nombreux toponymes des contrées d’Hokkaïdô (Ezo) comportent des racines aïnues en rapport avec les rivières.)
konpu (コンプ) ➡ こんぶ (昆布)
➡ konbu (algue trouvée primairement à Hokkaïdô et entrant dans les ressources commerciales des Aïnus)
kuwa (クワ) (mot abrégé) ➡ 杖 (つえ)
➡ canne (façonnée en bois de mûrier (くわ) très résistant, dont l’écorce était aussi utilisée pour confectionner des vêtements à l’époque Jômon)
kamuy (カムイ) ➡ 神 (かみ)
➡ dieu ; divinité (certains linguistes japonais associent l’origine du mot japonais à un mot plus récent signifiant « au-dessus (du ciel) » lié au mot 上 (かみ), mais ils semblent oublier l’existence du mot aïnu. N’oublions pas non plus que ce mot faisait aussi référence au dieu-ours, d’où très probablement le mot 熊 (くま / kuma) (ours) en japonais )
Karapto (カラプト) ➡ からふと (樺太)
➡ îles Sakhaline (c’est l’ancien passage des hommes de Jômon vers Hokkaïdô (Ezo), et l’ancienne appellation japonaise du lieu)
kusuri (クスリ) ➡ 薬 (くすり)
➡ médicament (pensons aux premiers médicaments concoctés avec des plantes et herbes sauvages comme le kudzu (voir kusa))
otama (オタマ) ➡ 玉 (たま)
➡ balle ; boule (provenant probablement des décorations et boucles d’oreille en pierre précieuse (jade) de l’époque de Jômon dont se paraient hommes et femmes)
tonakkay (トゥナカイ) ➡トナカイ
➡ rêne (animal endémique ; pensons au mégacéros du Paléolithique)
kosa (コサ) ➡ 葛 (くず)
➡ kudzu (plante médicinale) (a très probablement engendré les mots 草 (kusa/くさ) (herbe) et 薬 (くすり) (médicament), le kudzu étant utilisé en médecine traditionnelle)
Mots d’origine probablement aïnue (les consonnes finales s’étant perdues en japonais ou bien dus à de grandes dérivations phonétiques) :
soy (ソイ) ➡ 外 (そと)
➡ dehors (possible déformation de la prononciation)
ni (ニ) ➡ 木 (き)
➡ arbre (possible déformation de la prononciation ; le bois étant le matériau par excellence des civilisations anciennes)
tek (テㇰ) ➡ 手 (て)
➡ main (probable perte de la consonne finale)
konru (コンル) ➡ 氷 (こおり)
➡ glace (qu’on associera volontiers au climat d’Hokkaïdô, mais également au mot 凍(こお)る (geler))
hawe (ハウエ) ➡ 声 (こえ)
➡ voix (probable déformation de la prononciation ; pensons également à la transmission orale de la langue par un son humain qu’il fallait désigner par quelque mot)
Et de nombreux autres à découvrir en effectuant des recherches poussées.
Merci à la société Nanamiya qui m’a autorisé à utiliser ses belles illustrations de l’époque Jômon et Yayoï.
Voici pour terminer des sources de qualité pour en savoir plus sur l’époque Jômon et les Aïnus :
Sapiens
Unesco
Foundation of Ainu culture
Akanainu
Discover Magazine
Musée Biratori
Korea Japan
🇯🇵🇰🇷🇨🇳🇰🇵🇲🇴🇭🇰🇸🇬🇲🇾🇹🇼
🦊 À bientôt sur NicoDico ! 🦊
Si vous aimez NicoDico et ses pages, pensez à le soutenir sur Tipeee.
Commentaire
[…] le lion ou l’ours (des cavernes), dont l’ombre-portée du dernier s’observe toujours dans la culture ainue et les légendes coréennes.Cette forme de communication mystique semble avoir influencé […]